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Dépêche spéciale - Syrie

27 juillet 2001

Rapport sur la torture dans les prisons syriennes

sous le régime de Bashar Assad

Depuis son arrivée au pouvoir, Bashar Assad a tenté de se donner une image de réformateur, notamment en agissant pour la protection des droits de l'homme. L'une de ses décisions majeures fut de fermer la prison Al-Mazah, renommée pour sa dureté. Cela étant, l'hebdomadaire arabe Al-Qods Al-Arabi (1), diffusé à Londres, a récemment publié un long rapport sur la condition des prisonniers en Syrie, dont certains le sont pour s'être abstenus de voter en faveur de Bashar lors du référendum présidentiel ou pour s'être moqués de son père, Hafez El-Assad, au cours de conversations téléphoniques privées. Voici quelques extraits de l'histoire de Hilal Abd El-Razek, citoyen britannique d'origine iraquienne, torturé dans une prison syrienne où il a été détenu de juillet 2000 à juin 2001, parce que son nom figurait sur le carnet de téléphone d'un prisonnier.

 

Première partie: Arrêté dans la ville de Hama

Dans sa phrase d'introduction, le Dr Bashir Zein El-Abidin, chargé de l'interview, déclare: "Des crimes terribles sont commis en Syrie au su de tous, mais personne n'ose en parler, parce que le fait même d'en parler est, selon les règles du régime syrien, un délit. Derrière le mur de l'horreur et de la peur érigé tout au long des quatre dernières décennies grâce aux dispositifs mis en place par les services de renseignements, des milliers de citoyens dépérissent dans des prisons syriennes, complètement coupés du monde extérieur. Ils subissent des tortures journalières, sont opprimés, humiliés, persécutés. La plupart d'entre eux ignorent ce dont on les accuse. Qui plus est, beaucoup ont perdu tout espoir de rentrer chez eux et de retrouver leurs familles, et bien qu'ils soient encore en vie, sont portés disparus.

Voici l'histoire d'Hilal Abd El-Razek, qui fut témoin de la répression exercée sur les citoyens par les services de sécurité syriens. Les événements ici relatés ont eu lieu entre le 23 juillet 2000 et le 22 juin 2001, sous le régime de Bashar Assad, qui parlait de "liberté du citoyen", de "transparence" et d'"honorer le citoyen syrien" quelques jours à peine avant l'arrestation du protagoniste de cette histoire.

Cette histoire ressemble à celle de milliers de prisonniers, mais elle est unique en ce que le héros a eu le courage de briser le silence en révélant les souffrances endurées pendant 11 mois d'isolement dans la "Branche Palestine" [l'une des prisons de Damas]."

L'interviewer présente ensuite Hilal Abd El-Razek, né en Iraq, marié à une Syrienne et père de quatre enfants: "Il est connu de nombreux athlètes pour être un excellent joueur de basket et avoir participé à de nombreux championnats arabes et asiatiques. Abd El-Razek fut aussi entraîneur de basket diplômé en Italie et aux Etats-Unis, vécut longtemps à Londres avec sa famille, où il exerça le métier d'agent immobilier. Chaque été sa famille partait pour Hama, en Syrie, rendre visite aux proches de sa femme. Le club de basket local l'employait comme entraîneur. Le club remporta de nombreuses victoires sous sa direction. Abd El-Razek attira l'attention de la presse locale et fut même interviewé pour le journal syrien Al-Thawra.

Etant donné que l'équipe devait participer au championnat de Syrie de basket, Abd El-Razek fit une demande de permis de séjour d'un an et amena les papiers nécessaires aux responsables de la sécurité."

Les renseignements de l'armée à Hama

C'est Abd El-Razek qui poursuit son histoire: "Le 23 juillet 2000, un responsable de la sécurité m'appela pour me rencontrer au sujet de ma demande de permis. Je le rencontrai donc: il demanda à voir mon passeport et la carte d'identité de ma femme. Au même moment, six hommes armés de la sécurité militaire firent irruption sur les lieux et me prièrent de les suivre. Alors que j'entrai dans leur voiture, mon fils s'écria: "Papa, où vas-tu?" Je ne sus trop quoi répondre, mais l'un des hommes se chargea de le faire à ma place: "Ton père sera de retour dans deux heures."

Ces mêmes hommes me conduisirent au centre des renseignements militaires de Hama, dirigé par le lieutenant colonel Ahmed Haloum. Là-bas, ils m'escortèrent jusqu'à une pièce meublée uniquement d'une table. Je passai un long moment à attendre en me demandant ce que je faisais là. Quelques jours plus tôt, des agents des services secrets avaient fait une descente chez un proche de ma femme, parce qu'il était en relation avec un Kurde du nom de J., arrêté pour ses activités au sein de la jeunesse de Hama. Je ne connaissais pas J. et ignorais tout de ses activités. Mon seul but était d'entraîner l'équipe, dont plusieurs membres appartenaient au parti Baath [parti au pouvoir] ou au personnel de sécurité. Puis je me dis que j'étais peut-être détenu dans cette pièce à cause d'une confusion avec un autre nom ou d'une erreur du personnel de la sérité. Pour autant que je sache, je n'avais enfreint aucune loi. Je me dis qu'ils comptaient peut-être m'interroger sur A., lun des proches de ma femme. A ce moment précis, les gardes firent irruption dans la pièce, me narguant avec leurs armes et me jetant des regards méprisants. Le silence fut rompu par l'apparition d'un homme moustachu de taille moyenne, habillé en civil. J'appris par la suite qu'il s'agissait du lieutenant colonel Mohamet El-Shaer.

Le lieutenant colonel me dévisagea d'un air dégoûté et demanda aux gardes: "C'est Hilal?" "Oui, monsieur", répondirent-ils. "Connaissez-vous J.?", me demanda-t-il durement. "Non, je ne le connais pas." Il quitta la pièce sans rien ajouter, et j'attendis qu'il me fasse entrer dans son vaste bureau. Quand ce fut fait, je pris place à ses côtés, mais il me repoussa violemment et m'ordonna de m'asseoir loin de lui, à l'autre bout de la pièce, ce que je fis. Un peu plus tard, il appela les gardes, qui firent entrer le parent de ma femme, tremblant de peur. Il avait les mains liées et les yeux bandés. Ils eurent la discussion suivante:

?"Connaissez-vous Hilal?

?- Oui, monsieur.

- Qu'est-ce qui le lie à J.?

- Il n'a aucun lien avec lui.

- Sortez-le."

A ce stade, je perdis patience et me tournai vers l'officier pour lui dire que je n'avais aucun lien avec J. et lui demander la raison de mon arrestation. Il me répondit que je n'étais pas la bonne personne, mais que je devrais néanmoins passer la nuit en leur compagnie pour leur permettre de clore l'enquête. Je lui rappelai que j'avais des enfants et des proches qui s'inquiéteraient de mon absence. Il se contenta de rétorquer: "Je vous en prie. Nous verrons ce qui se passera demain."

?Les gardes me firent quitter la pièce sans plus attendre, me lièrent les mains et me conduisirent en prison, où je fus accueilli par un impressionnant geôlier nommé Omran. Il dit en hurlant, pour m'effrayer: "Connard, si jamais tu bouges&.!" Puis il me traîna jusqu'au cachot n° 4 et verrouilla la porte derrière moi. Je regardai autour de moi: la cellule était étroite et insalubre, et comportait des toilettes d'où émanait une odeur infecte. Je m'assis par terre et reconstruisis le cauchemar que je venais de traverser. J'espérais que l'affaire se réglerait le lendemain matin. A bout de forces, je m'étendis sur le sol, enveloppé d'une couverture répugnante de saleté, et dormis jusqu'au lendemain matin.

Torture et interrogatoires

Le matin du second jour, le 24 juillet 2000, marqua le début d'un cauchemar sans trêve qui allait durer 11 mois. Je me réveillai au son de coups et d'insultes, de gémissements et d'appels à l'aide. Je pris conscience que c'était le commencement d'une journée de tortures barbares auxquelles les prisonniers seraient soumis. Les geôliers apparaissaient à l'aube et ouvraient brutalement la porte des cachots. Ils en sortaient leurs victimes, leur bandaient les yeux, les conduisant comme du bétail [à lendroit voulu]. Je les suivais du regard et me mettais à trembler de terreur. Ils se mettaient ensuite à rouer de coups leurs victimes, sur le dos et l'ensemble du corps au moyen de câbles électriques. Les geôliers élevaient la voix au fur et à mesure de leurs questions sans cesse reproduites: "Qui connais-tu? Qu'est-ce qui te lie à untel? Où l'as-tu vu?"

?Je me dis que j'avais dû être arrêté pour la même raison que beaucoup d'autres prisonniers. Ils avaient trouvé mon numéro de téléphone dans le portefeuille d'un proche de ma femme, m'avaient appelé puis amené au poste de police. C'était ainsi que de nombreux innocents se retrouvaient plongés en prison pendant de longues années, privés de leurs vies. Simplement parce que leurs noms ou numéros de téléphone figuraient dans le portefeuille de quelque suspect. Je m'attendais à ce que les bourreaux viennent me chercher à tout moment. Et en effet, l'un d'entre eux apparut, me sortit de ma cellule, me banda les yeux et me traîna jusque dans la salle d'interrogatoires. L'un des interrogateurs apparut, me passa un stylo et un morceau de papier, et me demanda de raconter ma vie! Quand ce fut fait, il se saisit de la feuille et introduisit quelques changements: il effaça quques lignes et en ajouta d'autres. Je protestai, mais il dit: "Tu veux m'apprendre mon métier?" Il quitta la pièce, et réapparut pour m'annoncer que mon refus d'avouer avait mécontenté le lieutenant colonel. Je rétorquai que je n'avais rien à avouer. Il m'ordonna de signer ce que j'avais écrit.

?Après cela, les interrogateurs réapparurent pour demander à A. ce qui me liait à J.; il répondit qu'il n'y avait aucun lien. Quand ils eurent éclairci ce fait, ils me ramenèrent au cachot où je passai huit jours, sans personne à qui parler.

?Les tortures commençaient chaque jour à 8 heures du matin et continuaient jusqu'à 14 heures. Elles reprenaient ensuite à 20 heures pour s'arrêter à 23 heures. Bien que je n'aie pas été torturé, j'entendais les cris et gémissements des prisonniers retentir plus fort que le claquement terrifiant du fouet avant qu'il n'atterrisse sur le dos du prisonnier. J'étais saisi de frayeur, et le fus plus particulièrement le jour où une femme dans un cachot fit une dépression nerveuse et se mit à hurler jusqu'à ce qu'on l'amène à l'hôpital.

?Samedi 29 juin 2000, l'interrogateur en chef, le capitaine Ghassan El-Jawad, vint nous voir, longeant les cachots puis inspectant les prisonniers. Quand mon tour arriva, il poussa la porte de ma cellule et dit: "Mon fils, nous savons que tu es innocent et nous attendons une lettre de Damas pour pouvoir te libérer aujourd'hui ou demain." Il proposa de me transférer dans la cellule commune, ce que j'acceptai avec plaisir en le remerciant. Une fois transféré, je me retrouvai avec quinze autres prisonniers avec qui je procédai à un échange d'informations. Je demandai à chacun ce dont on l'accusait; je vous communique la liste des crimes:

- Le premier s'était abstenu de voter pour Bashar Assad aux élections présidentielles et fut en conséquence traîné en prison où il fut violemment battu pour cause de rébellion.

- Quant au second, il fut accusé dans l'un des rapports des renseignements d'avoir prononcé la phrase suivante: "Les habitants d'Alep et de Hama sont des héros parce qu'ils ont résisté" [en référence au massacre de dizaines de milliers commandé par le président Hafez El-Assad en 1982]. Il avait quatre ans lorsque le massacre de Hama eut lieu. Il fut néanmoins battu à coups de câbles électriques pour qu'il avoue avoir dit cela.

- Le troisième se référa tristement à une conversation téléphonique qu'il avait eue avec un proche et au cours de laquelle il avait annoncé qu'il partait pour Kardaha [le lieu de naissance d'Hafez El-Assad] dans le cadre d'une délégation officielle, pour se rendre sur sa tombe. Quand son interlocuteur s'enquit de ce qu'il allait porter, il répondit "des sous-vêtements rouges". Il ne se doutait pas qu'il était sur écoute, et fut arrêté le jour même. Les bourreaux remplirent leur promesse de rendre ses sous-vêtements bleus de coups.

- Le quatrième fut arrêté parce que du matériel de fouilles archéologiques avait été trouvé chez lui.

- Le cinquième était accusé de vente illégale de cigarettes.

Tous subirent des tortures en tous genres, furent fouettés, soumis à des électrochocs. Les tortures m'étaient épargnées grâce à la pression exercée par la direction du club de basket.

Après trois jours passés dans la cellule commune, on m'informa que le télégramme était arrivé de Damas. J'étais nerveux et impatient de le recevoir, impatient de retrouver mes enfants pour qui j'avais disparu, qui ne savaient pas où je me trouvais. Tous mes espoirs s'envolèrent quand l'interrogateur m'annonça qu'on m'attendait à Damas pour terminer l'enquête. On m'amena dehors, attaché, avec trois autres personnes. Deux voitures nous attendaient; dans chacune se trouvaient quatre hommes armés de Kalachnikovs& Nous avions l'obligation de nous tenir tête baissée tout au long du voyage, et à chaque fois que l'un de nous s'avisait de lever la tête, le garde le frappait à la nuque de toutes ses forces en hurlant: "Baisse la tête, espèce de chien!" Nous sommes finalement arrivés à la "Branche Palestine".

Deuxième partie: Transféré à la prison de Damas

Le directeur de la prison, Ahmed, nous jeta un regard haineux et hurla: "Bougez pas, connards!" Puis il donna l'ordre de nous conduire dans la pièce d'à côté, où nous nous sommes mis à attendre, souffrant de la chaleur, du soleil et de la promiscuité avec les cafards. Je martelai la porte et demandai à aller aux toilettes. L'un des gardes me répondit d'un ton moqueur: "Un peu de patience et on va t'amener au Méridien [hôtel de luxe]." Nous avons attendu quatre heures. Après quoi un homme est apparu pour prendre note de nos références. Il emporta nos affaires au coffre-fort. Un peu plus tard, nous avons eu la conversation suivante:

"Comment tu t'appelles?

- Hilal Abd El-Razek

- De quelle nationalité es-tu?

- Nationalité ou origine?

- Nationalité.

- Britannique."

Mon interlocuteur demeura un instant silencieux, puis disparut dans le bureau du directeur. Celui-ci me rappela et demanda:

"De quelle nationalité es-tu?

- Britannique

- Espèce de pédé, t'es iraquien."

Puis il se tourna vers les gardes et ordonna: "Amenez ce chien au cachot n°11." A ce stade je perdis patience et demandai: "Comment ça, au cachot? De quoi est-ce qu'on m'accuse? Pourquoi est-ce que vous me traitez comme ça?" Je fus abasourdi de l'entendre hurler de toutes ses forces en guise de réponse: "Amenez ce trou du cul au cachot n° 11!" Il n'eut pas le temps de finir sa phrase que des gardes se jetèrent sur moi pour me traîner brutalement hors du bureau en criant: "Baisse la tête! Avance collé au mur!" Ils me firent descendre une série d'échelles menant au sous-sol où se trouvaient des cellules dont les portes de fer s'alignaient des deux côtés du couloir. A la fois suivi et précédé, je me retrouvai au bout de ma course au fond du couloir. Là, ils ouvrirent une des portes et me jetèrent au fond de la cellule n° 11."

La cellule n° 11

L'interviewer, le Dr Bashir Zein El-Abidin, déclare: "Hilal m'expliqua que tout ce qu'il m'avait raconté jusque là n'était qu'une petite introduction aux six mois de souffrances qu'il allait endurer au cachot. La cellule faisait 1m 85 de hauteur et 75 cm de largeur. Une insupportable puanteur en émanait. Hilal manquait d'air et de lumière. C'était un nid de cafards et de poux. Debout, Hilal ne pouvait se tenir droit, car il mesurait 1m95. Son dos se courba, et sa démarche devint celle d'un vieil homme.

?Il lui est pénible de faire remonter à la surface cette période obscure, qu'il préfèrerait effacer de sa mémoire. Mais il ne peut rien oublier des gémissements de ces victimes torturées, de la souffrance des prisonniers. Il leur promit qu'il parlerait au monde libre. Il promit qu'il ferait appel aux hommes de conscience pour abolir la souffrance de centaines de prisonniers innocents arrêtés, comme lui, à cause d'un nom dans un carnet de téléphone.

?Hilal s'assit par terre dans sa cellule, sur une couverture humide et malodorante, et tenta de faire le point. Son nom devint "cellule individuelle n°11" et Dieu fasse qu'il ne lui arrive pas de prononcer son vrai nom. En une nuit, il s'était transformé en un être sans aucun libre arbitre et démuni de tout."

?Hilal raconte la première matinée passée dans sa cellule: "Au réveil, je m'aperçus qu'un insecte m'avait piqué et que mon Sil gauche avait enflé. Je n'étais pas encore bien au courant des règles de la prison et me mis donc à marteler la porte jusqu'à ce qu'un garde de taille imposante du nom de M. Hassan vienne ouvrir. "Qu'est-ce que tu veux?" demanda-t-il. "Regardez mon Sil". Il me lança un regard qui ne m'inspira aucune confiance et dit: "Approche un peu pour voir." Je lui obéis et il m'envoya son poing dans l'Sil droit. Je m'effondrai. Il referma la porte sur moi en profanant des insultes. A la fin de la journée, je savais tout des règles de la prison: il nous était interdit de frapper à la porte. La meilleure occasion pour les geôliers de satisfaire leurs pulsions sadiques était le moment où ils nous amenaient de nos clules individuelles aux sanitaires. Il y avait 19 cellules individuelles et quatre cellules doubles. Il y avait deux cabinets où 42 prisonniers se rendaient à tour de rôle, trois fois par jour. Les geôliers nous sortaient un à un de nos cellules, à coups de poing et de fouet. Il nous était interdit de demeurer dans les cabinets plus de 30 secondes. Je dois dire que la première fois que j'en sortis, M. Hassan m'administra une bonne dose de coups et d'insles. Je ne compris pas pourquoi et protestai ouvertement. Je lui rappelai que j'étais un être humain comme lui, mais il me cloua le bec en hurlant: "Ta gueule, sale chien, si tu ne veux pas bouffer ta propre merde!"

?En raison de ce harcèlement et du manque d'eau et de savon, la plupart d'entre nous souffraient d'hémorroïdes, et les toilettes étaient couverts de sang. Si jamais l'un d'entre nous prenait trop son temps, ils le sortaient de force et le traînaient jusqu'à sa cellule en le rouant de coups. Dans chaque cellule, il y avait un plateau pour la nourriture et la boisson. En raison de la nature des tortures infligées, il est arrivé à plusieurs d'entre nous d'utiliser ces plateaux pour satisfaire nos besoins quand nous nous sentions mal, puis de les laver et de nous en servir pour manger.

?Comme je n'étais pas un cas prioritaire, je n'ai pas goûté à la souffrance endurée par bon nombre de prisonniers, mais le son des voix des victimes que l'on torturait blessait mon âme plus encore que le claquement du fouet. La série des tortures commençait tôt le matin et se prolongeait jusqu'à 13 heures 30. Elle reprenait le soir, durait de 19h à 22h.. Parfois, elle se prolongeait jusqu'à trois heures du matin. Nous entendions les insultes des bourreaux et les supplications des victimes. Nous pouvions distinguer entre les différentes sortes de tortures en fonction des gémissements des victimes, différencier entre la "chaise allemande" qui finit par briser la colonne vertébrale, les coups de fouets sur les corps nus suspendus par les mains, les coups de câbles électriques.

?J'étais littéralement horrifié, et craignais qu'ils ne surgissent à tout instant pour me conduire à la salle de tortures. A chaque fois que j'entendais des pas approcher de ma cellule, j'étais saisi de terreur. Je demeurai onze jours dans cet état, mais la porte de ma cellule ne s'ouvrit que pour les toilettes.

Je m'asseyais et dormais sur la même couverture moisie jusqu'à ce que l'absence d'aération et l'humidité rendent mes habits noirs. Mon corps était couvert d'infections cutanées et de protubérances. La puanteur qui se dégageait de ma personne était telle qu'elle repoussait même les geôliers. Mais mes supplications pour qu'on me change de couverture demeuraient sans réponse.

?A la fin du onzième jour, l'un des porteurs de fouet vint me chercher pour m'amener, les yeux bandés, à la salle d'interrogatoires. Il me donna une feuille de papier et un stylo et me demanda de rédiger une nouvelle fois l'histoire de ma vie! Quand j'eus fini d'écrire, l'interrogateur sourit et m'informa que je ne resterais pas plus de deux semaines dans cet endroit. Je le priai de donner l'ordre de me transférer à la cellule commune, car je ne supportais plus ma cellule individuelle. Il me demanda d'être patient et déclara: "Il vaut mieux pour toi être seul." Je fus ensuite reconduit à ma cellule de la même façon que j'en avais été sorti. Je passai les six mois suivants dedans, sans qu'on ne m'adresse la parole et sans être de nouveau interrogé.

Les conditions de vie en prison

J'eus des problèmes de santé avec mon grand intestin et mon asthme devint chronique. J'étais affaibli de partout, mais pas plus que les autres je n'eus droit au moindre soin de toute la durée de mon séjour en prison. La maladie et la perte d'appétit me firent perdre 45 kg. Ma moustache poussa jusqu'à recouvrir toute ma bouche. Une fois seulement, on m'autorisa à me couper les cheveux. Nous pouvions nous raser la barbe une fois par semaine, mais sans toucher à notre moustache. L'une des meilleures occasions pour les gardiens de prison de nous tourmenter était quand nous nous rasions. Ils frappaient les prisonniers à la tête et sur la nuque, et gare à celui qui osait ouvrir les yeux en se rasant! De plus, nous n'avions le droit de nous doucher qu'une fois tous les deux mois. L'eau était chaude en été et glacée en hiver. On nous autorisa seulement deux fois en tout et pour tout à laver nosêtements, dont le tissu se déchirait peu à peu sous l'effet des coups et de la sueur séchée.

Il était interdit de parler, et toute tentative de réciter le Coran était cruellement sanctionnée. Une fois, un prisonnier osa réciter quelques surates dans sa cellule, la cellule individuelle n° 17. Quand Hassan, le gardien de prison, l'entendit, il y fit irruption, le roua de coups en hurlant: "Pour l'amour d'Allah, ne fais plus jamais ça, où je te pisse dans la gueule!" Un autre prisonnier, qui se mit un jour à prêcher, fut battu par le gardien de prison qui hurlait: "Si jamais je t'entends encore prêcher, je t'éclate la?tête, espèce de maquereau!"

J'eus aussi à payer le prix de tendances humanistes: je perçus une fois, venant du dortoir des femmes, les cris étouffés d'une femme en pleine crise d'asthme. Je frappai contre la porte de ma cellule jusqu'à ce qu'Hassan arrive en hurlant: "Qu'est-ce que tu veux, chien?" Je lui passai mon inhalateur, que j'avais ramené de Hama, en disant: "Donne ça à cette pauvre femme." Je n'eus pas fini ma phrase qu'il m'envoya trois fois son poing dans la tête et me mit K.O. Mais il continua à me couvrir de coups et d'insultes. J'en fus complètement assourdi. Je l'entendis néanmoins verrouiller la porte en disant: "Et tiens toi bien, espèce de maquereau. Y'a pas d'humanisme, ici."

?L'heure du repas était toujours annoncée de la même manière: Rafik, l'un des gardiens de prison, clamait du fond du couloir: "Bande de chiens, de la soupe et du riz pour aujourd'huiiiiiii! Tous face au mur! Celui qui n'est pas face au mur, je lui fais comme la bande à Lot! [je le sodomise]"

?La nourriture était dégoûtante, écSurante. La soupe au poulet ne contenait aucune trace de poulet, vu que les gardiens de prison et autres responsables se servaient au passage. Si jamais le repas consistait en pommes de terre cuites, ou à l'occasion, en pommes, ils nous les envoyaient sur la tête pendant que nous étions face au mur. Nous avions droit à deux Sufs par semaine. En cachette du directeur, les gardiens mettaient de côté, au-dessus de la cellule n° un, les fruits et le pain frais, et les emportaient en fin de journée.

?Il faisait un froid terrible en hiver et une chaleur étouffante en été. Les affreuses couvertures héritées des prisonniers qui nous avaient précédés, ne furent pas changée une seule fois de tout le temps que je passai au cachot. Nos cellules étaient infestées de poux, de cafards, mais aussi de rats qui avaient fui les chats affamés lancés à leur poursuite dans le but de les faire disparaître. Souvent les chats traînaient leurs proies au-dessus des conduits d'aération, et nous apprenions la mort de la proie par les gouttes de sang qui tombaient sur nos têtes pendant que nous dormions.

?J'eus à deux ou trois reprises une crise de nerfs au cours de laquelle je me mis à crier de toutes mes forces: "Pourquoi vous faites ça? De quoi est-ce qu'on nous accuse, au juste? Je suis invité dans votre pays. C'est comme ça que vous traitez vos invités?"

?Nous attendions que la nuit soit bien tombée et que les gardiens soient endormis pour communiquer par chuchotements. C'est ainsi que je fis la connaissance de quelques-uns des prisonniers des autres cellules individuelles."

Témoignages de prisonniers

L'interviewer a demandé à Hilal de raconter quelques-unes des histoires de ses voisins solitaires. Hilal s'est remémoré avec tristesse les souffrances du prisonnier de la cellule n° 19 et le traitement horrible que lui administrait Muhammad, gardien de prison, qui prenait plaisir à le frapper à chaque fois que c'était son tour d'aller aux toilettes: "Il lui mettait les mains derrière le dos et lui bandait les yeux. Le bruit retentissant d'une claque parvenait alors jusqu'à nous. Rafik, gardien lui aussi, s'esclaffait et déclarait: "Hé, Muhammad, j'ai rien entendu!" Enervé, Muhammad s'en prenait au prisonnier: "Fils de pute, chien, c'est comme ça que tu me fais honte devant mes amis?" Il lui assenait alors un autre coup. Celui-là non plus ne satisfaisait pas Rafik, qui venait lui-même se charger de l'affaire en riant de sadisme: "C'est comme ça qu'on fait! Allez, va pser." Un bon nombre de prisonniers avaient droit au même traitement quand leur tour venait d'aller aux toilettes.

Le prisonnier de la cellule 13 était diabétique et ne parvenait pas à s'endormir sans une piqûre le soir. Le pauvre homme passait des heures chaque jour à supplier les gardiens de lui faire cette piqûre, mais ils en retardaient volontairement le moment. Finalement, l'un d'eux voulait bien se manifester, insistant pour la lui faire lui-même. Il le piquait de telle façon que nous l'entendions crier de douleur tandis que le gardien commentait: "Prends ça, fils de pute, maquereau!" Il n'y eut pas un jour où cette scène lui fut épargnée.

De la cellule n° 16 nous parvenait une très forte odeur de rance. Le prisonnier qui s'y trouvait n'avait le droit ni de la nettoyer, ni de nettoyer ses vêtements, ni de se laver. A chaque fois qu'il allait aux toilettes, les gardiens lui demandaient pourquoi il sentait si mauvais et lui crachaient dessus, pendant qu'il gardait le silence.

Dans la cellule n° 17 se trouvait J. lui-même. Les bourreaux l'amenaient en salle d'interrogatoire tous les jours et lui faisaient subir toutes sortes de tortures. Il n'eut pas un seul jour de répit durant les six mois que je passai là-bas.

Transféré à la cellule commune

Fin janvier 2001, les gardiens m'interrogèrent de nouveau. Au moment où l'interrogateur fit irruption dans la pièce, je demandai: "L'interrogatoire n'a pas encore pris fin?" Il me répondit froidement que n'étant pas accusé, je n'étais interrogé qu'après les cas prioritaires, et qu'il leur avait fallu un certain temps pour réunir tous les témoignages. Il me promit que je ne tarderais pas à être libéré. C'était la première fois que je quittais le sous-sol de la "Branche Palestine" et j'étais dans un état pitoyable. Ma moustache recouvrait toute ma bouche, j'avais perdu du poids et mon visage n'était plus le même. Des quantités de cellules étaient mortes dans mon corps, et je pouvais à peine marcher ou me tenir debout. Je demandai la permission à l'interrogateur de m'asseoir par terre. Il s'installa sur son siège ete posa les mêmes questions que six mois plus tôt: mon nom, ma profession, ce qui me liait à J. Après avoir reçu les mêmes réponses, il dit tranquillement: "Allez, sors d'ici." Je le suppliai de me transférer à la cellule commune, parce que je ne pouvais plus supporter l'isolement. Il prit note du numéro de ma cellule et m'y renvoya.

Neuf jours plus tard, on donna l'ordre de me transférer à la cellule commune n°4. Quand la porte s'ouvrit, une odeur épouvantable en sortit. Je jetai un coup d'Sil dedans et constatai qu'elle était complètement bourrée. Les 46 prisonniers qui s'y trouvaient ne furent pas contents de me voir, vu qu'ils allaient devoir partager avec moi cet espace restreint de 4.5m sur 3.5m. Je perdis le contrôle de moi-même et me mis à crier: "Ramenez-moi au cachot! Ramenez-moi au cachot!" Les gardiens me fourrèrent dans la cellule et verrouillèrent la porte.

La vision qui s'offrait à moi était des plus déprimantes: tout le monde n'avait pas la place de s'asseoir, et certains devaient se tenir debout. Mais je fus ravi d'apprendre qu'il y avait une douche. Je me lavai, puis me fis une petite place entre tous. La première chose qu'on me demanda fut pourquoi j'étais en prison. Je répondis que je n'étais accusé de rien et que je serais libéré dans moins de deux semaines. Je ne me doutais pas que j'allais passer cinq mois de plus dans cette cellule déprimante. Je me mis à manger, boire et parler avec les prisonniers. Je passai de longues heures à discuter avec eux et à écouter leurs drames.

Histoires des prisonniers de la cellule commune

Suleiman passa onze mois dans la cellule commune. Il ne fut pas arrêté tout seul. Sa mère, âgée de soixante-dix ans, se trouvait dans la cellule des femmes. Ils furent arrêtés parce qu'un de leurs proches les avait appelés pour savoir comment ils se portaient après le décès d'Hafez El-Assad. Ils répondirent spontanément: "Merveilleusement bien!" Cette réponse suffit à les faire traîner en prison.

Abou Iman de Ladhikiyya, âgé de 67 ans, était accusé d'avoir rencontré un homme faisant partie de l'organisation des Frères Musulmans alors qu'il se trouvait en pèlerinage à la Mecque, au début des années 80. Cet homme lui confia la somme de 500 riyals [saoudiens] à remettre à une famille nécessiteuse en Syrie. Quelques années plus tard, cet homme décida de retourner en Syrie. Il se rendit à l'ambassade de Syrie à Médine et raconta toute l'histoire, citant le nom d'Abou Iman et mentionnant le fait qu'il lui avait confié une somme d'argent. Quand Damas reçut le télégramme de l'ambassade, Abou Imam était hospitalisé pour infarctus. On le traîna de l'hôpital à la "Branche Palestine" pour l'interroger.

Muhammad Saher, jeune homme originaire de Hama, marié et père de sept filles, était accusé d'avoir prêché le Coran et la Sunna à de jeunes gens. Quand je le rencontrai, il avait déjà passé un an et demi en prison. Un des gardiens lui rentrait régulièrement la tête dans la cuvette des toilettes, se plaçait dessus dans ses bottes de militaire, et se les essuyait sur ses cheveux. En conséquence de quoi, il était blessé à la joue, et une partie de sa barbe et de sa moustache avait cessé de pousser.

Il y avait aussi un groupe de vingt-huit jeunes Syriens et Palestiniens qui avaient répondu à l'appel de l'Intifada en essayant de faire parvenir des armes en fraude vers les territoires occupés via la frontière jordanienne, où ils furent arrêtés. Ce fut une surprise d'apprendre que ces jeunes gens subissaient les pires des tortures, alors qu'ils se trouvaient en Syrie, au cSur de la résistance, et qui plus est, dans la "Branche Palestine" !

Il y avait aussi parmi nous un groupe d'Iraquiens qui avaient essayé de passer clandestinement par la Syrie pour arriver jusqu'en Europe, via le Liban. Ces malheureux avaient fui la dictature et la détresse économique de leur pays pour souffrir dans un pays similaire!

Je me souviens aussi d'un homme arrêté pour avoir vendu des cassettes islamiques devant la mosquée. Bien que ces cassettes fussent légales, il fut arrêté et torturé.

Je n'oublierai jamais cet autre prisonnier nommé Naïm. Il était amputé d'une jambe et accusé d'avoir participé à une tentative de transport clandestin d'armes en direction de la Palestine, via la Syrie et la Jordanie. Les geôliers rouaient de coups son unique jambe et j'apercevais des bouts de chair qui s'en détachaient quand il revenait des séances de torture. Nous le portions jusqu'au sanitaires. Bien que sa jambe enflât, il était continuellement appelé pour l'interrogatoire. Rien n'était plus cruel pour nous que de devoir le transporter aux geôliers, qui le traînaient jusqu'à la salle de tortures, d'où nous parvenaient ses cris et ses supplications.

Un des prisonniers était lieutenant colonel de l'armés syrienne. C'était un homme d'un certain âge, fragile du cSur. Les geôliers refusaient de lui donner ses médicaments. Il les suppliait de lui apporter ses cachets, qu'il devait se glisser sous la langue. Mais ils l'ignoraient. Un jour, il s'effondra dans la prison et se mit à écumer de la bouche. Nous avons martelé la porte et l'avons transporté jusque dans le couloir. Les gardiens lui donnèrent des coups de pied en ordonnant: "Allez, lève-toi, espèce de maquereau!" Comme son état ne s'améliorait pas, ils appelèrent l'infirmière pour qu'elle lui prenne la tension, et découvrirent ainsi qu'il était dans un état critique. Ils l'emmenèrent, et au bout d'un moment, vinrent aussi chercher ses affaires, parce qu'il était mort. Nous avions de la peine pour lui, mais le visage des geôliers n?exrimait ni regret, ni culpabilité. Ils nous dirent par la suite: "Vous allez tous crever humiliés, comme ce chien&"

Exemples de torture

La routine consistait à se faire fouetter au moyen de câbles électriques. Personne n'était épargné. Mais ceux qu'on accusait de "grands crimes" subissaient un autre genre de torture: la "chaise allemande". On asseyait le prisonnier sur cette chaise, et il était amené à se cambrer dessus jusqu'à ce que sa tête rejoigne ses jambes et qu'il s'évanouisse de douleur. Cette torture était la cause de maux de dos constants chez de nombreux prisonniers. Quand nos amis revenaient de la "chaise allemande", nous les allongions par terre pour leur masser le dos. Ils demeuraient allongés des jours durant parce qu'ils n'étaient pas en mesure de se lever et marcher.

Les tortionnaires faisaient aussi usage d'un pilori. Ils passaient la tête et les bras du prisonnier d'un côté, puis lui matraquaient le reste du corps à l'aide d'une massue jusqu'à ce qu'il avoue tout ce que les bourreaux voulaient qu'il avoue.

Il arrivait fréquemment qu'on suspende mes camarades comme des moutons, qu'on les déshabille et qu'on les roue de coups sur l'ensemble du corps. Il était aussi douloureux de devoir soutenir son corps par la tête que de recevoir des coups. Le prisonnier revenait à la cellule dans l'incapacité de bouger les mains et demeurait dans cet état plusieurs jours.

Il arrivait souvent aussi aux interrogateurs d'aller chercher un prisonnier et de lui faire passer la journée en dehors de la salle d'interrogatoires, attaché et les yeux bandés, jusqu'à ce que le geôlier vienne lui dire: 'Va-t-en, sale chien, on verra demain ce qu'on va te faire&' "

 

La cellule des femmes

Hilal estime à quatorze le nombre de femmes: "Certaines d'entre elles étaient accompagnées de leurs enfants. Dans la cellule des femmes, il y avait un garçon de quatre ans et un autre de onze ans. Ils étaient témoins des insultes que recevaient leurs mères et entendaient les tortures qu'elles subissaient. Notre sommeil était dérangé par les pleurs des enfants, qui nous rappelaient nos propres enfants. Coupés du reste du monde, nous n'avions aucune nouvelle de nos familles.

Il y avait une fille de seize ans qui avait mémorisé le Coran et une autre de dix-sept ans. Toutes les deux avaient étaient arrêtées avec leurs pères. Il y avait une femme qui s'était mariée cinquante jours avant son arrivée et qui était enceinte. Je me souviens avoir entendu trois fois les cris de femmes faisant une fausse couche. Elles hurlaient et demandaient à voir un médecin, mais les geôliers rétorquaient: "En quoi ça nous regarde, cette affaire de femmes& Allez, dégage."

Il ne restait aucune trace de pitié dans le cSur des geôliers. Ils ne faisaient pas la différence entre les hommes, les femmes et les enfants. La jeune fille de seize ans fut enfermée dans une cellule individuelle. Une fois, le gardien ouvrit sa porte par surprise, et elle se mit à crier pendant qu'il portait atteinte à sa pudeur. Le jour où la scène se reproduisit, tous les prisonniers des cellules individuelles se mirent à frapper sur leurs portes de fer, furieux de l'outrage qui lui était fait, jusqu'à ce que le lieutenant colonel et d'autres officiers descendent pour la transférer ailleurs. Nous avons réussi à entrer en contact avec la cellule des femmes: la jeune fille demanda à voir son père et pleura à fendre l'âme. Elle lui parla de Shadi, qui la giflait et lui lançait les pires insultes. J'entends encore sa voix criant: "Papa! Papa! Shadi me bat!" Tous les isonniers élevaient la voix avec son père pour protester contre l'absence de scrupules de Shadi et la honte qu'il lui faisait subir.

Certains prisonniers m'ont raconté avoir aperçu l'une des femmes dans la salle de tortures. Déshabillée par ses tortionnaires, elle essayait de se cacher de ses mains, en pleurant et en appelant à l'aide. Régulièrement, des femmes accusées de prostitution étaient amenées à la cellule des femmes. Les autres femmes souffraient beaucoup des mSurs douteuses de ces femmes-là. Les gardiens ouvraient la cellule des femmes pour les regarder danser, et nous entendions tout. Si jamais une femme honorable venait à se plaindre de ces pratiques, le garde lui hurlait dessus: "Vos gueules, bande de chiennes, elle vaut mieux que vous toutes!" De plus, ils humiliaient exprès les femmes qui essayaient de préserver leur honneur, et ce faisant les traitaient de tous les noms. Nous entendions tout cela et étions dans l'incapacité d'agir.

Quatrième partie: La corruption des gardiens de prison

Ahmed, le directeur de prison, avait trois adjoints: Shadi, Hatem et Aboulssam. C'était la pire espèce de gens qu'on puisse imaginer: ils n'avaient que des insultes à la bouche. Il y avait cinq gardes et trois roulements.

?Les gardiens de prison étaient soigneusement choisis. Ils appartenaient tous à l'ethnie dirigeante [des Alawi] et avaient tous un passé douteux. Ils étaient tous cruels et dégénérés. Ils s'insultaient sans arrêt et prenaient plaisir à torturer les prisonniers. Ils rivalisaient pour savoir lequel arriverait à leur nuire le plus. La prison était leur unique source de revenus. Etant insuffisante, elle avait donné lieu à un marché connu des seuls concernés.

?La première étape de ce marché consiste pour le directeur et les petits groupes avec lesquels il collabore en dehors de la prison à extorquer de l'argent aux familles en échange de visites aux prisonniers. Ils se partagent ensuite l'argent. Nous avons découvert que le directeur de prison recevait de l'équipe qui collaborait avec lui 5000 lires syriennes par visite.

?Par la suite, la famille remet au directeur des habits et de la nourriture destinés au parent emprisonné, butin qu'il partage avec les gardes. Le prisonnier n'en reçoit qu'une petite partie. Si la famille amène 5000 lires au prisonnier, le directeur en prend 3000 au passage et annonce, tout sourire, au prisonnier: "Ta famille t'a apporté 2000 lires." Le prisonnier ne peut que se taire. Bien souvent nous voyions les gardiens se disputer le kebab et les sucreries, les avaler en riant, alors que le prisonnier n'avait droit à rien.

?Nous avions le droit d'acheter un peu à manger une fois par mois. Nous achetions du fromage, du thé, du sucre, des cigarettes et du savon& Nous signions des autorisations permettant au directeur de puiser sur la somme d'argent que nous lui avions confiée. On appelait cela un "acompte". Ils n'ont jamais raté une occasion d'en voler une partie. Il y a 500 prisonniers dans la "Branche Palestine". Le directeur indique toujours le double du prix des produits et se sert de la différence au détriment du prisonnier.

?Les gardiens nous forçaient à acheter ce dont ils avaient besoin. Quand les produits arrivaient, les geôliers se réunissaient à la porte de la cellule pour voler ce dont ils avaient besoin. Il valait mieux pour nous ne pas ouvrir la bouche. Je me souviens avoir acheté deux paquets de fromage "La vache qui rit", et n'avoir reçu que trois triangles de fromage sur les deux paquets. Les gardiens se servaient du sucre et du savon que nous avions achetés en disant: "On tient pas à crever de faim comme vous."

?Le drame vécu par ma famille est le meilleur exemple de ce que traversent les familles de milliers de prisonniers en Syrie. Un des gardiens trouva l'adresse de ma famille à Hama. Il alla la voir chez elle pour lui demander de l'argent de ma part. De cette manière il réussit à extorquer plus de cent mille lires syriennes, au point que ma femme en arrivât à vendre ses bijoux. Il se servit aussi largement de fromage, olives, saucisses, médicaments et vêtements. A chaque fois que ma famille mettait du temps à payer, il leur mentait sur mon état afin de leur inspirer de la compassion et de les contraindre à donner plus. Il ne ressentait aucune honte à aller leur rendre visite vêtu d'habits qui lui avaient été remis pour moi la fois précédente. Quand ma famille comprit qu'il était corrompu, elle coupa tout contact avec lui. Il vint alors me voir et avoua une partie de ce qu'il avait fai Je me mis à crier de colère, mais ne pus rien faire, enfermé que j'étais derrière les barreaux. Ce qui l'avait amené à avouer était l'espoir que j'accepterais de collaborer avec lui pour qu'il puisse continuer ses pratiques. Il me donna un papier et un stylo et me somma d'écrire à ma femme pour lui faire croire que c'était moi qui l'envoyais. Comme je refusai, il se mit à me transmettre de mauvaises nouvelles de ma femme e e mes enfants. Quand il vit qu'il n'arriverait pas à ses fins, il se vengea en racontant à ma femme que j'étais mort sous les tortures.

?Mais en fait, les vraies affaires se faisaient au niveau des officiers de haut rang. L'un d'entre eux proposa au père de ma femme de me libérer en échange de deux millions de lires syriennes. Celui-ci essaya de toutes ses forces de rassembler l'argent, mais n'y parvint pas et mourut de chagrin après un infarctus.

?C'était à nous de payer les frais de voyage des prisonniers libérés. Ahmed nous demandait de "faire don" de la somme du ticket. Il rassemblait dix fois la somme nécessaire et gardait la différence. A l'époque où mes crises d'asthme se mirent à empirer, M. Mohsen apparut pour réprimander les autres prisonniers d'être assez insensibles pour ne pas se cotiser pour qu'on m'achète le médicament nécessaire. Chacun donna tout ce qu'il put de l'argent confié au directeur, mais aucun médicament ne me parvint jamais. J'appris plus tard que M. Mohsen s'était approprié le médicament pour le vendre au dehors.

La libération

Je passai cinq mois dans la cellule commune, et au milieu du mois de juin 2001, je fus appelé à la direction de la prison. L'interrogateur m'apprit que l'ambassade britannique était intervenue avec vigueur pour qu'on me relâche, que l'ambassadeur leur avait passé de nombreux coups de fil, avait fait pression sur le conseil de sécurité, insistant sur le fait que je n'avais pas enfreint la loi. Je fus saisi d'une grande joie et courus faire part de la nouvelle à mes camarades de cellule, qui se réjouirent avec moi. Certains se mirent à pleurer de devoir bientôt me quitter.

?Mercredi 20 juin 2001, je fus de nouveau appelé au bureau du directeur et un interrogateur plus âgé que les autres me parla avec une douceur dont j'avais perdu l'habitude. Nous avons eu la discussion suivante:

?"Ne nous en veux pas.

- Ma parole, vous m'avez achevé.

- Tu ne peux pas dire que tu n'as pas commis d'erreur.

- Quelle erreur?

- Pourquoi n'avoues-tu pas?

- Allah est témoin que je ne le connais pas.

- Allez, ça suffit. Aujourd'hui on te libère, n'aie pas peur", dit-il d'un ton las.

Je descendis ensuite à la cellule commune. Le garde me dit: "Rassemble tes affaires." Deux heures plus tard, ils m'appelèrent encore une fois à monter. Je signai un tas de papiers non identifiables. Le directeur me lança mon passeport, la carte d'identité de ma femme et 150 lires syriennes et cria aux gardes, comme s'il allait perdre tous ses revenus avec mon départ: "Foutez-le dehors!"?

?Ahmed, le gardien, apparut, avec un air différent de celui que je lui connaissais, et me dit doucement: "Quoi, Hilal, tu ne veux rien nous donner?" "Il ne me reste rien", lui rétorquai-je. Il m'examina de la tête aux pieds et eut le front de dire: "OK, passe-moi ta montre."

J'essayai de me débarrasser de lui, mais il ne me lâcha que lorsque l'un des interrogateurs apparut pour me délivrer le message final: "Si jamais tu parles, on te ramène ici!"

?Puis une voiture arriva pour m'amener au département de l'immigration et des passeports. On m'amena, attaché, dans le bureau du lieutenant colonel. Le consul britannique était là en compagnie de quelques membres de l'ambassade. Je leur demandai, en colère: "Pourquoi avez-vous mis tout ce temps?" Le consul répondit: "Nous vous avons cherché, nous avons interrogé les autorités syriennes, mais ils passaient leur temps à nier que vous étiez chez eux!" Il sortit un dossier qui contenait toutes les lettres rédigées dans le but de me retrouver, puis il me rassura en m'annonçant que ma femme et mes enfants étaient déjà partis pour Londres.

?Je n'étais pas conscient de mon aspect. Je ne compris à quel point j'avais changé que lorsque la mère de ma femme, m'apercevant pour la première fois, s'évanouit en pleine rue. Je ne me sentis vraiment en sécurité que lorsque l'avion décolla de Damas. Je ressentis de la joie mêlée à de la tristesse. De la joie à l'idée de revoir mes enfants après presque un an d'absence, et de la tristesse en me remémorant les pleurs de ceux que j'avais laissés dans la cellule, après tout ce temps passé ensemble en prison. Aucun d'entre nous ne savait clairement ce dont on l'accusait. La dernière chose qu'ils me firent promettre fut de raconter au monde leur souffrance et d'en appeler aux hommes de conscience pour y mettre fin."

Réactions à l'article

Le Dr Sanan Abd El-Hamid de Londres, a écrit: "Le parti Baath, composé de deux branches, la branche omeyyade [syrienne] et la branche abbasside [iraquienne] a établi dès son arrivée au pouvoir des abattoirs pour êtres humains, appelés système de sécurité, renseignements, et ainsi de suite. Si un citoyen ose se plaindre de la hausse du prix des tomates, ou lance un bon mot, ou toussote au café, on l'amène de force à l'un de ces abattoirs officiels où il est accusé de propager la Fitna [dissensions internes] et de mettre en danger la sécurité de l'Etat. Je m'arrête ici, de peur d'être poursuivi par l'un de ces tortionnaires dans mon sommeil." (2)

Mohamed Abou Nazmi, lui aussi Syrien résidant au Royaume-Uni, a expliqué: "Ceux qui ont lu l'article m'ont dit qu'il décrit très exactement ce qui se passe dans la "Branche Palestine". L'un d'entre eux m'a même dit qu'Hilal s'en est bien sorti, vu qu'il n'était pas de citoyenneté syrienne. Si cela avait été le cas, il n'aurait été libéré qu'une fois mort ou paralysé." (3)

Ahmed Srur, Syrien vivant à New York, a fait ce commentaire: "Cela m'a fait mal de lire ce témoignage. L'arrestation a eu lieu pour des raisons absurdes. Les geôliers ont volontairement porté atteinte à sa dignité et à sa personne, et il n'a été libéré que grâce à l'intervention du pays dont il est citoyen. Malgré les affreuses souffrances endurées, il peut s'estimer heureux en comparaison des autres.

Souhaitant le meilleur au nouveau président de Syrie, et en particulier à sa politique arabe, je voudrais préciser qu'il n'est pas responsable de la création de cette prison et de la situation décrite par Hilal Abd El-Razek. Il l'est, par contre, de n'y avoir pas mis un terme.

L'emprisonnement est chose légitime, ainsi que l'existence de prisons, mais pas la torture: ni selon les lois de Dieu, ni selon celles de la nature, ni selon celles de l'homme. On peut mettre fin à la torture par décret présidentiel, et établir une infrastructure, dépendant du bureau présidentiel, dont la mission est de s'assurer du bon fonctionnement des arrestations, des interrogatoires et de l'emprisonnement.

Les interrogateurs et les geôliers sont devenus une Mafia qui extorque l'argent des familles des prisonniers. On doit se débarrasser de cette "industrie" par décret présidentiel, et grâce aux infrastructures mises en place.

Quand les Marocains ont eu à faire à un problème similaire, ils ont libéré les prisonniers, leur ont présenté leurs excuses et les ont dédommagés. C'est un exemple à suivre.

Quoi qu'il en soit, pour mettre un terme à la torture des prisonniers, aucune enquête n'est nécessaire. Cette mafia de tortionnaires prétend jouer un rôle de prévention en dissuadant ceux qui pourraient être tentés de commettre des crimes similaires, c'est-à-dire, de s'opposer au régime. Mais l'histoire ancienne et moderne montrent bien que de telles mesures sont inutiles.

Il n'est pas moins urgent de briser ce cercle vicieux que de libérer le Golan ou même Jérusalem. A quoi sert-il de libérer le Golan ou Jérusalem si c'est pour traiter notre peuple comme des hors-la-loi, des créatures sans aucune valeur? Comment motiver qui que ce soit à participer à la libération, si la moindre erreur ou infraction entraîne une telle atteinte à l'honneur? Dans une pareille situation, l'armée et le peuple deviennent une armée et un peuple d'esclaves.

Le dirigeant ne s'apercevra de cela que le jour où il décidera de partir en guerre pour la libération, et il sera alors trop tard. Ce problème doit donc être soulevé non seulement par les responsables de la justice en Syrie, mais dans tous les pays arabes et islamiques. Peut-être se rapprocheront-ils d'Allah dans leur façon de traiter leur peuple et de se traiter eux-mêmes. Ceux qui exercent la torture deviennent plus vils que des animaux. Les animaux ne pratiquent pas la torture. Non seulement le tortionnaire, mais aussi ceux qui se trouvent à sa tête, sont coupables." (4)

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  1. Al-Qods Al-Arabi (Londres), 13 juillet 2001 (1ère partie); 14 juillet 2001 (2ème partie).

 

 

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